Top Edge : Chapitre 43 - Bonne nuit
L'aéronef fila vers l'est toute la nuit.
En mode vol automatique, inutile de surveiller la trajectoire et ils purent enfin se reposer.
Allongé sur le siège du copilote, Shen Siwei regardait les infos projetées au plafond.
— Les réfugiés de la Cité Z, dans le District Ouest, reçoivent des injections d'un nouveau type de produit, dit-il à Klet.
Sur les images, une longue file d'attente serpentait à la frontière entre la Cité Z et sa voisine : les réfugiés s'avançaient un par un vers les médecins pour recevoir une injection destinée à réduire leur fertilité.
Klet tourna légèrement la tête vers lui.
— Ils cherchent juste une remise de peine, non ?
— Les Rossignols font un discours à côté d'eux, ajouta Shen Siwei.
Il agrandit un coin de l'écran : on y voyait plusieurs personnes en T-shirts frappés de l'emblème des Rossignols, brandissant des mégaphones et criant des slogans. Leurs banderoles apparaissaient par éclats : Égalité pour tous, refusons la domination des Margs.
— Ils se donnent du mal, constata Klet, mais peu de gens sont prêts à les écouter.
—
Sans les Marg, les conditions de vie seraient intenables, répondit Shen
Siwei. C'est difficile pour les Rossignols de faire évoluer les
mentalités.
Klet l'observa fixement.
— Et toi ? Tu choisis quoi, l'égalité ou la sécurité ?
— Moi...
Shen Siwei se souvint soudain de sa visite au dernier étage, quand Adolf lui avait demandé son avis sur le système social. À l'époque, ses idées étaient figées vingt-cinq ans en arrière et il ne ressentait pas grand-chose à ces sujets. Mais après avoir lu le journal d'Amor, il devait admettre qu'il avait été influencé, que cette société n'était peut-être pas aussi belle qu'elle le prétendait.
— Je choisis la neutralité, dit-il enfin. Mais je pense que la plupart des gens ordinaires choisiraient la sécurité.
— Exact, soupira Klet. Voilà pourquoi personne ne prête attention aux Rossignols.
— Tu crois qu'ils tenteront un coup de force ? demanda Shen Siwei.
—
Non, répondit Klet. Le groupe est harcelé depuis des années, il n'a
jamais réussi à s'étendre. Ils n'ont pas la capacité de renverser le
pouvoir. Et tant que les esprits ne changent pas, même s'ils prenaient
le dessus par la force, ils ne gagneraient pas les cœurs.
Le soldat acquiesça en silence.
— Assez réfléchi, dit son compagnon en changeant de ton. Regarde devant toi.
Shen Siwei leva légèrement les yeux et remarqua que le ciel s'était éclairci à son insu. Une lumière dorée chassait peu à peu l'obscurité, et bientôt le soleil surgit de l'horizon, illuminant une cité dévastée.
Ils venaient d'atteindre le confin des ruines.
Contrairement à celles de l'Ouest, les ruines du Sud étaient muettes, couvertes de lianes qui enserraient les vieux bâtiments comme un décor fantomatique. Des créatures arachnides de la taille d'une voiture rampaient dans les rues, se nourrissant de métal usé ; des nuées de pigeons féroces tournoyaient au-dessus de la place, attaquant les chats et chiens errants.
Un lever de soleil pareil, on n'en voyait nulle part ailleurs.
— Certaines volées d'oiseaux attaquent les aéronefs, prévint Klet en ajustant l'altitude de croisière. Repose-toi encore, je veille.
Ils se relayèrent ainsi pour piloter, et, au coucher du soleil, atteignirent le centre-ville autrefois animé.
Comme il leur restait encore une journée entière de trajet avant la côte lointaine, que les batteries devaient être remplacées et les moteurs entretenus, ils décidèrent de camper là.
Le Musée des Sciences, le Musée central et le Grand Théâtre se dressaient dans ce quartier. Les bâtiments, bien qu'abandonnés depuis longtemps, conservaient encore une certaine aura culturelle.
Parmi eux, le toit du musée était le plus plat et dégagé : ils y posèrent l'appareil.
Shen Siwei descendit et scruta les environs de ce lieu inconnu. Son regard fut aussitôt attiré par une installation familière et emblématique.
— Tu es déjà monté là-dessus ? demanda Klet en désignant du menton la structure.
— Oui, répondit Shen Siwei.
La grande roue. Un vestige depuis longtemps disparu de l'Arbre de Vie.
Depuis la signature de la Déclaration, écoles primaires et parcs d'attractions avaient peu à peu été démantelés, et la grande roue était naturellement tombée dans l'oubli.
— Je n'y suis jamais monté, dit Klet en appuyant ses mains sur la rambarde du toit, les yeux posés sur la silhouette muette de l'installation au loin. Dommage... il n'y a pas d'électricité ici.
Shen Siwei devinait qu'il aurait aimé l'essayer. Lui-même y était allé enfant, avec sa mère. Mais ces moments étaient rares, car elle était toujours absorbée par le travail.
En grandissant, il s'en était détaché : ce genre de distractions appartenait aux petits.
Cette pensée le fit sourire malgré lui. Il jeta un regard à Klet.
— Tu ressembles à un gosse.
Il s'attendait à ce que l'autre se braque. Mais Klet tourna brusquement la tête et croisa son regard.
— Tu l'as déjà dit.
— Hein ? fit Shen Siwei, interloqué.
Des éclats de mémoire affleurèrent dans son esprit, comme des reflets tremblants à la surface de l'eau. Il tendit la main pour les saisir, mais ils se brisèrent aussitôt, insaisissables.
Il pinça les lèvres.
— Je... je n'arrive toujours pas à me souvenir.
— Ce n'est pas grave.
Klet se redressa, retira ses mains de la rambarde et désigna du menton la porte du toit.
— Tu veux descendre voir ? Il y a plein de choses intéressantes.
Le musée comptait six étages, chacun consacré à une époque différente. En partant du rez-de-chaussée, ils traversèrent l'Âge de pierre, l'Âge du bronze, l'Âge du fer, l'Ère de la vapeur, l'Ère de l'information et enfin l'Ère intelligente.
Shen Siwei avait l'impression de parcourir une version grandeur nature de Sapiens : Une brève histoire de l'humanité.
— Regarde, un téléphone d'époque.
Klet venait de tirer d'une vitrine brisée un rectangle de verre.
— Ça ne fait pas antique ?
Shen Siwei l'examina. Le soi-disant téléphone ressemblait davantage à une plaque d'écran transparent. Séparés de cette plaque, les gens pouvaient projeter des images sur leur paume, n'importe où, n'importe quand.
— Et ça ? demanda-t-il en désignant une autre vitrine.
—
Des lunettes AR, expliqua Klet. À l'époque, il fallait vraiment porter
ça pour entrer dans la réalité augmentée. Incroyable, non ?
— C'est... amusant.
Shen Siwei comprenait mieux, désormais, pourquoi la maison du fugitif était remplie d'objets étranges. Cette manie de collectionneur avait quelque chose de fascinant.
Mais soudain, le silence du musée se brisa : un craquement sec, celui de verre écrasé sous des pas. Ils braquèrent d'un même geste leurs lampes vers l'origine du bruit et virent apparaître plusieurs molosses déformés. Leurs yeux rouges brillaient dans la pénombre, leurs gueules écumantes dévoilaient des crocs acérés. Leurs corps rappelaient ceux de chiens ordinaires, mais la chair en lambeaux laissait entrevoir une décrépitude abjecte.
— Vite, par ici !
Klet dégaina son arme et tira plusieurs coups dans le couloir.
— Ne touche pas leur peau !
— Alors passe devant, répliqua Shen Siwei.
Sa propre peau résistait aux toxines : il était plus sûr qu'il couvre l'arrière.
Les chiens difformes ne représentaient pas une réelle menace, mais l'un d'eux réussit tout de même à arracher un large morceau du pantalon de Shen Siwei.
Ils verrouillèrent la porte du toit et regagnèrent l'aéronef. Tandis que Klet se penchait sur le remplacement des batteries, Shen Siwei enfila des vêtements propres et rangea son sac.
Soudain, son communicateur vibra.
Un appel de Moran.
— Allô, dit-il en jetant un rapide coup d'œil à Klet pour lui intimer silence.
— Je vois que tes coordonnées indiquent les ruines. Des indices sur Amor ?
— Oui, répondit le soldat. J'ai découvert qu'il n'a pas disparu. Il a quitté l'Arbre de Vie de son plein gré.
— Vraiment ? fit Moran, avec une surprise mal contenue. Pourquoi ?
Shen Siwei marqua une pause avant de trancher :
— Pour s'enfuir avec son amant.
— S'enfuir ? Impossible. Amor est quelqu'un de discipliné, il ne ferait pas ça.
— C'est ce que j'ai pour l'instant, dit Shen Siwei sèchement.
—
Très bien. Continue l'enquête. Mais les Ruines du Sud sont immenses. Si
tu ne trouves rien, ne t'acharne pas. Rentre vite faire ton rapport.
— D'accord.
Moran marqua un silence, puis ajouta :
— Des nouvelles de Klet ?
Shen Siwei jeta un regard à l'homme à ses côtés.
— Aucune.
— Très bien. Alors bonne nuit.
Ce dernier mot crispa Shen Siwei. Instinctivement, il comprit que Moran le testait. Mais il répondit sans broncher :
— Bonne nuit.
La communication coupée, il se rendit compte que Klet le fixait sans bouger.
— « Bonne nuit » ? haussa Klet en sourcil. Tu dis bonne nuit à qui, exactement ?
— À mon supérieur.
— Tu fais ton rapport... et tu lui souhaites bonne nuit ?
Shen Siwei hésita, puis lâcha :
— Je crois... qu'il a implanté de faux souvenirs en moi. Dans ma mémoire, nous sommes amants. Je ne peux pas laisser paraître que j'en doute.
Un fracas métallique retentit : la batterie que Klet venait de retirer venait d'être réduite en miettes dans sa main.
— Amants ? répéta ce dernier, soufflant comme un taureau. Dans ta tête, tu es amant avec lui ?
Il pesta. Shen Siwei aurait presque juré voir de la fumée s'échapper de ses tempes.
— Je n'ai aucun sentiment réel pour lui. Jamais je ne l'ai vu comme un amant, dit-il.
— Mais tu lui dis bonne nuit.
— Je n'avais pas le choix.
Shen Siwei ne comprenait pas lui-même pourquoi il tenait à se justifier. Mais devant l'air bougon de son compagnon, il voyait bien qu'il en faisait tout un drame.
— Et moi, tu ne m'as jamais dit bonne nuit, grogna Klet en s'éloignant vers le moteur.
Le soldat en resta bouche bée, partagé entre l'amusement et l'exaspération.
Trente ans, et il se fâchait encore pour ce genre de broutilles...
— Tu prends le premier tour de garde ? demanda-t-il finalement.
La porte battue par les chiens difformes vibrait toujours, et nul ne savait combien de temps elle tiendrait.
L'autre resta muet, occupé à tripoter le moteur.
— Klet ? appela Shen Siwei, avec une douceur presque cajoleuse, comme on parle à un gamin vexé.
Le silence tomba. Puis, au bout d'un moment, une voix grave répondit :
— Hmm. Va dormir.
— Très bien, dit Shen Siwei. Bonne nuit.
Shen Siwei espèce d'allumeur ! Comment oses-tu dire bonne nuit à un autre homme ?! Pourquoi pas bonjour et merci tant qu'on y est ?! 😒
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