Silent Reading : Chapitre 13 - Julien XIII
Le 24 mai, quatre jours s'étaient écoulés depuis le meurtre du jeune He Zhongyi.
Luo Wenzhou, ganté, feuilletait un vieil album photo récupéré chez Chen Zhen, chauffeur de taxi clandestin.
Le jeune homme et sa sœur, Chen Yuan, étaient jumeaux. Ils avaient grandi dans la région, élevés par leurs grands-parents. Après la mort du couple, l'un après l'autre, Chen Yuan avait réussi à entrer à l'université ; Chen Zhen, en revanche, avait de mauvais résultats scolaires et avait tout simplement quitté l'école prématurément pour aller gagner de l'argent.
La jeune fille sur les photos avait un visage délicat, toujours un grand sourire, dévoilant deux petites canines légèrement asymétriques. C'était tout ce qui restait d'elle. Les circonstances de sa mort avaient été troubles ; à cause de la nature peu reluisante de l'affaire, la police avait soupçonné la présence de stupéfiants cachés et avait fouillé plusieurs fois ses affaires personnelles. Ni l'ordinateur portable d'occasion de Chen Yuan, ni son téléphone n'avaient été oubliés.
Luo Wenzhou parcourut l'album jusqu'à la dernière page. Son regard s'arrêta sur quelques photos souvenirs d'activités d'un club universitaire. On y voyait une fille très proche de Chen Yuan. Au dos, au crayon, une date et une note : "Au Club d'art du thé avec Xiao-Cui ; contente que tu sois venue."
— « Xiao-Cui », murmura Luo Wenzhou, avant de se tourner vers l'historique téléphonique retrouvé.
Environ deux semaines avant sa mort, Chen Yuan avait passé un appel à une certaine Cui Ying.
À ce moment-là, Lang Qiao frappa à la porte de son bureau et lui fit signe d'approcher, l'air épuisée.
— « Patron, viens voir le phénomène ! Entrée : dix yuans. Remboursé si ce n’est pas un crétin ! »
L'équipe criminelle du Commissariat Central de Yancheng avait développé une appréciation toute particulière pour le jeune Maître Zhang. Sur dix phrases qu'il sortait, neuf étaient des idioties. Après quarante-huit heures en garde à vue, ce qui restait de son cerveau avait dû s'évaporer. Impossible de dire ce qui subsistait dans la coquille vide. Chaque mot prononcé atteignait des sommets intellectuels renversants.
—
« Feng Niange ? Connais pas. J'ai pas d'amis de la famille Feng. C'est un
homme ou une femme ? Décrivez-moi, peut-être que j'ai couché avec, mais
je retiens pas les noms. »
— « Des connaissances au Manoir
Chengguang le 20 au soir ? Bien sûr, je connaissais tout le monde...
Quoi ? Qui exactement ? Oh, mes chers oncles policiers ! Vénérables
oncles policiers ! Ce soir-là, on m'a versé un demi-litre de baijiu¹,
je sais pas combien de verres de rouge, coupés avec six coupes de
champagne. La Sainte Trinité ! Un miracle que je me souvienne de mon
propre nom ! Comment voulez-vous que je me rappelle qui était là ? »
— « Me disputer ? Non, récemment je m'entends avec tout le monde. Hein ? Frapper les gens, ça compte ? Ah... dans ce cas, je peux pas répondre. Bon, alors j'en ai frappé, et alors ? Ils vont faire quoi, hein ? Qu'ils viennent voir qui je suis ! »
— « Je vous l'ai déjà dit, ce téléphone n'est pas de moi. Je fais des cadeaux qu'à mes vrais amis. Et si je devais offrir quelque chose, ce serait pas un minable portable. Vous me prenez pour qui ? »
Hormis ses dépenses et son sommeil, le quotidien du jeune maître Zhang était chaotique ; les petites et grandes choses défilaient devant ses yeux comme un brouillard, sans aucun impact sur lui ; son état psychologique pouvait être décrit comme "libéré de tout souci terrestre".
Luo Wenzhou écouta un instant, puis rendit son verdict :
— « Ce gamin a dû être bercé trop près du mur. »
Avec une patience infinie, Tao Ran tenta par tous les moyens de le questionner sous tous les angles. Mais impossible d'extorquer la moindre information utile de la mémoire en vrac de Zhang Donglai.
Finalement, le moment arriva. L'avocat spécialisé se présenta aux portes du Commissariat Central, exigeant la libération de son client avec des arguments bien affûtés.
— « Je ne peux vraiment rien faire », souffla Tao Ran, impuissant, en haussant les épaules devant Luo Wenzhou.
Celui-ci réfléchit, levant légèrement le menton :
— « Les preuves sont insuffisantes. Relâchez-le. »
— « Capitaine Luo ! »
— « Patron ! »
Lang Qiao tira sur sa manche :
—
« Patron, hier, alors que la mère de He Zhongyi hurlait dehors, des
curieux l'ont filmée. Maintenant, il y a tout un tas de gens qui pensent
qu'il n'y a pas de fumée sans feu. Ils attendent juste que ça explose.
Si on relâche ce type comme ça, quelle image ça va donner ?
— « On
peut libérer Zhang Donglai. » tempéra Tao Ran après réflexion. « D’après
l’heure du décès de la victime et son dernier lieu de résidence connu,
son alibi est assez clair… »
— « Non, n’en parlez pas pour l’instant.
Dites simplement que les preuves sont insuffisantes », dit Luo Wenzhou
en l’interrompant. « Ne divulguez pas les détails de l’enquête.
Libérez-le. »
Lang Qiao, abasourdie, ne put s'empêcher :
— « Patron, tu as attrapé la maladie de Zhang Donglai ou quoi ? Si ça passe par les vitres, on est foutus, c’est une pandémie. »
Luo Wenzhou lui tapa doucement l'arrière du crâne.
— « Insolente. Gare aux rides du rire. »
Tao Ran, pensif, murmura :
— « Tu penses que… ? »
Son capitaine le coupa net :
— « Exactement. Silence total, à partir d’aujourd’hui. Réponse officielle : “Preuves insuffisantes, pas de commentaire, enquête en cours sur toutes les relations de la victime depuis son enfance.” »
Il hocha la tête vers Tao Ran, sans sourire.
— « Une fuite, et c’est à moi que vous rendrez des comptes. Au boulot. »
⸻
La mort suspecte d'un petit travailleur migrant, l'implication du neveu du directeur général comme suspect de meurtre, puis sa libération rapide pour "preuves insuffisantes" : la nouvelle fit l'effet d'une bombe, encore plus violente que ce que craignait Lang Qiao. Avant même que les formalités de sortie de Zhang Donglai ne soient bouclées, les médias, papiers et numériques, assiégeaient déjà les portes du bureau.
Les téléphones de l'équipe criminelle sonnaient sans discontinuer. Même le Directeur Lu fut alarmé et convoqua Luo Wenzhou.
Il jeta un coup d'œil grave aux journalistes massés dehors.
— « Tu es sûr de pouvoir gérer ? »
Le Capitaine Luo sourit, imperturbable :
— « Avec moi, l'enquête est sous contrôle. Et vous vous inquiétez encore ? »
Le Directeur Lu leva les yeux au ciel :
—
« Quand tu veux ferrer ton poisson, évite qu'il se décroche. Les
supérieurs vont nous mettre la pression ces prochains jours. Je te
couvre, alors à toi de jouer. »
— « Merci, oncle Lu », répondit Luo
Wenzhou en abaissant un peu la voix. « Et pour Wang Hongliang, vous
pouvez être tranquille. Personne ne s'est intéressé à lui ces dernières
années, mais je ne crois pas qu'on puisse cacher le ciel d'une main.² »
Le Directeur Lu se fit sérieux :
— « Si tu confirmes la véracité de ce rapport, peu importe l'étendue de son réseau ou qui le couvre : tant que Lao-Zhang et moi sommes encore là, on pourra le faire tomber. Mais fais attention, compris ? »
⸻
En descendant, Luo Wenzhou tomba nez à nez avec le comité d'accueil de Zhang Donglai.
Pour minimiser l'impact social, la famille Zhang avait choisi de rester discrète. Seule Zhang Ting était venue. Mais contre toute attente, tout tourna au chaos. Flairant le spectacle, la bande de parasites de Zhang Donglai avait rappliqué en troupeau. Devant le Commissariat Central, plusieurs voitures de luxe s'alignaient déjà, et une nuée de jeunes hommes et femmes en habits flamboyants firent une entrée théâtrale, entre représentation et ridicule.
L'avocat entra d'abord chercher son client, tandis que Zhao Haochang ne quittait pas Zhang Ting d'une semelle. Au milieu de cette bande de fêtards, le jeune couple détonnait par sa simplicité et sa fraîcheur.
Fei Du, évidemment, faisait partie du tableau. Mais cette fois, en simple spectateur. Appuyé derrière Zhang Ting, son costume d’humain masquant sa nature démoniaque, écouteurs aux oreilles, il jouait tranquillement à la PSP. Un vieux modèle éraflé.
Luo Wenzhou, d'abord prêt à les chasser tous, s’arrêta net en voyant la console. Son expression se détendit, et chose étonnante, il ne lâcha pas de pique. Il s’approcha presque paisiblement, respirant profondément pour se préparer.
Même si ce sale gosse jouait à un jeu sanglant, il garderait son calme.
Mais après toute cette préparation, quand son regard tomba sur l’écran, il vit une armée de petites créatures aux yeux ronds.
Fei Du jouait à Patapon³.
Luo Wenzhou en resta muet.
Au moment où le joueur concentré menait ses troupes tambour battant, Zhang Donglai sortit enfin, hilare, proclamant à tue-tête :
— « Vous tous ici présents êtes mes frères d’armes ! Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas. Moi, votre frère, je serai transpercé de couteaux jusqu’à devenir une planche à découper ! »
Son cri guerrier fit dérailler la cadence de l’armée de Fei Du. Les tambours s’essoufflèrent et les troupes furent balayées.
Luo Wenzhou attendit patiemment le "Game Over".
— « J’ai jamais compris pourquoi tu traînais avec cet abruti et sa clique », lâcha-t-il.
Fei Du leva les yeux, rangeant la console dans sa poche, parfaitement serein :
— « Parce que je pense qu’il mène une vie particulièrement philosophique. »
Compliment ? Insulte ? Impossible à dire.
Il fit un signe à Zhang Donglai qui accourait, adressa un sourire artificiel à Luo Wenzhou, puis s’éloigna pour parler à Tao Ran.
La bande de jeunes maîtres sortit en fanfare. Pas besoin d’imagination pour prévoir l’hystérie des médias tapis dehors.
Lang Qiao, désespérée, se couvrit les yeux :
— « Je peux pas regarder... »
— « Alors ne regarde pas, » répliqua Tao Ran. « Va bosser. »
À peine avaient-ils franchi les grilles qu’une silhouette surgit au milieu du groupe.
Petite, maigre, cheveux jaunis et secs. La mère de He Zhongyi.
Les fêtards, déconcertés, la fixèrent. L’un d’eux murmura :
— « C’est qui, celle-là ? »
Les yeux injectés de sang de la femme balayèrent leurs visages. Ses lèvres tremblaient. Sa voix, presque inaudible, sortit comme un miaulement :
— « Qui a tué mon fils ? »
Sa prononciation était confuse, son accent épais. Ce n’est qu’après trois ou quatre répétitions qu’ils comprirent ses mots.
L’expression de Zhang Donglai s’assombrit légèrement. D’un ton catastrophique, il lâcha :
— « Qui sait ? Ce n’était pas moi, en tout cas. »
Puis il baissa les yeux, évita son regard et continua son chemin, suivi de près par ses amis qui s’écartèrent d’elle comme d’une pestiférée.
— « Cette femme est pas un peu cinglée ? »
— « Chut, elle est juste triste. »
— « Et moi, enfermé quarante-huit heures pour rien, c’est pas triste ? J’te jure, je suis presque au niveau de Dou E⁴, je savais même pas qui était son fils… »
La femme resta plantée là, hébétée, regardant les gens défiler devant elle sans la toucher.
— « Qui a tué mon fils ? Vous… vous ne pouvez pas partir… »
Voyant qu’ils s’éloignaient, elle paniqua, agitant les mains à l’aveugle. Elle agrippa par hasard les cheveux d’une fille, qui hurla comme si on lui marchait sur la queue. Protégeant sa chevelure, elle se réfugia derrière une amie. Un garçon à côté intervint aussitôt pour bloquer la femme :
— « Eh ! T’es folle ou quoi ! »
La femme heurta son bras robuste et s’écroula droit sur Fei Du, qui fermait la marche.
Il
était en train de dire au revoir à Tao Ran. Pris de court, il sursauta
et recula d’un pas. Avant qu’il ne réagisse, elle tendit une main
osseuse, semblable à une pince de poulet, et s’accrocha désespérément à
la jambe de son pantalon coûteux, comme à son dernier espoir.
Elle
répétait sans cesse :
— « Vous pouvez pas partir… Vous pouvez pas ! Vous me devez une réponse… vous pouvez pas… »
Quelques policiers s’approchèrent pour la retenir, et le jeune homme qui l’avait renversée fronça les sourcils en avançant :
— « Maître Fei… »
Fei Du, attaqué par erreur, baissa les yeux sur la femme agrippée à lui. Gêné, il tapota son épaule.
— « Vous voulez vous relever ? »
La femme leva soudain les yeux. Dans ses larmes, son visage ravagé par la douleur se refléta dans le regard de Fei Du. Il se figea. Pendant un instant, il vit quelqu’un d’autre en elle.
Doucement, il la releva par les épaules, puis fit signe aux autres :
— « Allez, partez devant. »
J'ai tellement de peine pour cette pauvre femme...
- Baijiu : Le baijiu (白酒, littéralement « alcool blanc ») est une eau-de-vie chinoise très populaire, fabriquée à partir de sorgho ou d’autres céréales. Sa teneur en alcool est généralement élevée (40 à 60°), et son goût puissant peut surprendre les palais non habitués. C’est la boisson traditionnelle par excellence lors des banquets, fêtes et toasts en Chine.
- Cacher le ciel d’une seule main : Expression chinoise 一手遮天 (yī shǒu zhē tiān), littéralement “cacher le ciel d’une seule main. Qui veut dire vouloir dissimuler la vérité, tromper le monde entier, ou exercer une influence si grande qu’on croit pouvoir contrôler l’opinion publique. En général, c’est péjoratif : ça critique ceux qui abusent de leur pouvoir pour étouffer les faits.
- Patapon : jeu vidéo musical développé par Pyramid et édité par Sony (2007), dans lequel le joueur dirige une armée de petites créatures au rythme de tambours. L’important est de visualiser un univers minimaliste, enfantin et graphique, avec des formes géométriques très reconnaissables.
- Dou E (窦娥) : héroïne de la pièce classique Le Grief injuste de Dou E (窦娥冤), écrite par Guan Hanqing au XIIIᵉ siècle. Condamnée à tort pour meurtre, Dou E devient symbole d’injustice tragique dans la culture chinoise.
🕵️♂️ Récapitulatif de l’enquête
Chapitre 13
Événements clés
🔸
Quatre jours après le meurtre, Luo Wenzhou fouille la vie de Chen Yuan,
la sœur de Chen Zhen, morte dans des circonstances troubles.
🔸 Un appel passé à Cui Ying deux semaines avant sa mort pourrait ouvrir une piste.
🔸
Tao Ran interroge encore Zhang Donglai : un festival de bêtises, aucune
info exploitable. L’avocat arrive, et Zhang est libéré pour preuves
insuffisantes.
🔸 Luo Wenzhou impose le silence radio total à l’équipe : pas de détails, pas de fuite.
🔸 Les médias s’enflamment immédiatement : scandale + fils de bonne famille relâché = cocktail explosif.
🔸
Le Directeur Lu soutient Luo Wenzhou, mais lui rappelle que tout se
joue sur un fil et que Wang Hongliang reste une bombe à retardement.
Avancées dans l’enquête
🔸 Piste Chen Yuan / “Xiao-Cui” / Cui Ying : un élément nouveau potentiellement relié à l’affaire Wang Hongliang.
🔸 Zhang Donglai temporairement écarté : l’alibi colle, mais l’équipe reste prudente.
🔸 Soupçon de manipulation : Luo Wenzhou pense clairement qu’on tente de détourner l’attention.
Points à retenir
🔸 La pression publique monte d’un cran.
🔸 La piste du “Triangle d’Or” se renforce en arrière-plan (via Chen Zhen).
🔸 Le lien possible entre la mort de Chen Yuan et l’affaire actuelle se précise.
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